Des opinions, des opinions comme s’il en pleuvait, et puis des machinations triomphalement percées à jour, des révélations, des secrets scandaleux   qu’on identifie aux cercles concentriques à la surface de l’écran, qui prouvent bien qu’il y a quelque chose caché  là-dessous, là-derrière, qu’on ne voit pas, qui y est forcément  puisqu’on ne le voit pas. Les  propos d’abord sympathiques dérapent, s’emballent  en diatribes gonflées de haine… Tiens, se dit-on, celui-ci, que je croyais connaître, finalement pense donc  cela…

Pense ? Allez donc !!! Ce qui stupéfie c’est tout ce flou de l’imprécation, cette faiblesse congénitale de l’anathème qui l’empêche à jamais d’être saine et agissante colère, c’est ce ballottement des êtres par la tempête ou même seulement par le dernier clapotis en date, comme s’il ne s’agissait pas plutôt de tenir le cap et la tête froide. On reste ébahi devant  le  manque d’épine dorsale, non pas absence de certitudes, qui en a encore ? –  non pas absence de contradictions, qui peut y prétendre ? – mais  cette perte des nerfs, cette dissolution de la critique en ressentiment, cette défaite de la gaité, cette gigantesque débandade des esprits,  cette partie de quilles où les joueurs eux même sont renversés par leurs propres boules lancées à l’aveuglette, et les querelles sans fin qui résultent de leur maladresse…Comment est née cette extraordinaire confusion, comment et de quoi s’est-elle alimentée, jusqu’à cette boulimie qui étouffe toute parole véritable ? Dans cette cacophonie de tous, chacun est réduit au silence, les innombrables restent inaudibles et la machinerie prospère.

En plein milieu de la cohue on repère les modestes à leur  calme inquiétude, tenus debout par une généalogie de décence commune, qui n’emmerdent personne, se livrent à l’entraide et à l’empathie. D’autres  observent les faits, réfléchissent, relient les fils,  voient les choses se défaire et se recomposer, le pire se profiler rapide comme une ombre  et le meilleur à construire avec patience et acharnement, tel un mur de pierres sèches. Certains même s’y mettent sans tarder. Comme il faut à cette tâche énergie et santé la plupart sont jeunes, ou entre jeunesse et âge mûr. Ils sont partout, dans les villes et les campagnes des pays du monde, ils sauvent des arbres et des insectes,  accueillent les étrangers, étudient et agissent, piratent les systèmes, sabotent les engrenages, défient les tyrans, forment des communautés ouvertes, mouvantes, regardent sans haine tous vivants et toutes choses.

Je les admire, j’aime leur échappée sans fuite, j’aime les graviers qu’ils mettent dans les pantoufles et dans les bottes, le sable dans les discours  et les cailloux semés vers une plus belle demeure,  j’aime l’esquive agile devant la matraque,  les pavés dans la banque plutôt que dans la mare où la grenouille n’y est pour rien, j’aime le peu de prise qu’ils offrent au déshonneur et aux honneurs, leurs rires et leurs amours. La vision de votre vitalité, grands hommes et  grandes femmes de ce temps de nains à genoux, fait du bien au vieillissant que je suis.

Voilà, chers amis disparus, les pensées qui me traversent depuis quelques jours. Il y a plusieurs mois, au cours de ce fameux printemps, poétique et insolite pour les uns, infernal pour les autres, historique désormais pour tous, je vous avais écrit  en inventant une utopie dont je savais qu’elle vous ferait du bien. Aujourd’hui je vous avoue mon petit mensonge et vous appelle à la rescousse, car c’est vous, plutôt, qui pouvez me réconforter. Peu de gens, désormais, se portent bien, qu’ils soient touchés ou non par le virus, puisque tout contribue au malaise.

La sémantique odieuse de l’époque s’enrichit, le terrain de la conversation s’appauvrit, les  mots parlent sans nous. Au sommet, le sachem à la voix de soutane endosse le costume du général, le képi trop grand pour lui n’est pas même arrêté par ses oreilles car il n’en a pas; le sachem  n’est doté que d’une bouche, une bouche professionnelle  entraînée à proférer au gré des courbes sondagières des fables successives. 

La fierté est en exil, qui ne se mouchait pas du coude se mouche dans le coude, le choc de deux poings tient lieu d’accolade, la plèbe s’octroie des permissions de sortie sujettes à caution, les manants guettent l’annonce de l’allongement ou du  rétrécissement de leur laisse et  se méfient des autres manants, la distanciation sociale peut enfin s’afficher en valeur positive, triomphe du non-dit, le mépris s’enrobe de circonvolutions, les travailleurs sont glorifiés tandis que la modicité de leur salaire est sanctifiée, l’argent va beaucoup à l’argent, peu à la misère, rien d’autre ne ruisselle que les larmes, les pauvres meurent davantage, ne pas s’attarder là-dessus, les drones batifolent, les matraques ont la danse de Saint-Guy, les chiens de garde s’ébrouent et mordent méchamment, tout va pour le mieux, l’Histoire avance…

Comment l’humeur se ferait-elle légère ? Que je vous raconte, tout de même, ce que nous avons fait l’autre jour, dans la rue, à une petite quinzaine de notre fanfare : un concert impromptu pour les passants, au débotté, sans être allé préalablement quémander la moindre autorisation au prévôt de la cité, qui ne l’eut sans doute point accordée.

L’importance des gestes…  

Sous le masque le sourire seulement se devine, mais les yeux, les yeux de cette aubade !  Vous en auriez été, j’en suis sûr, cette idée vite échafaudée et vite réalisée vous aurait plu. D’ailleurs, vous en étiez.

Assis face à la fenêtre de la cuisine. Lisant, rêvassant, sirotant un café. Sur le toit d’en face passe un pigeon pressé, suivi comme son ombre par un second tout aussi véloce. Ils ont cette allure ridicule des pigeons piétons qui se précipitent, le cou  oscillant rapidement d’avant en arrière fait songer à l’aiguille d’un métronome  réglé sur un tempo très vif. Scène de poursuite de cinéma muet, d’une drôlerie irrésistible. Scotché à l’écran de sa fenêtre on s’attend au passage d’une tarte à la crème en guise de chute. Impayables pigeons ! 

Plus tard dans la journée, les deux mêmes. On les a reconnus, on est voisins de cour. Cette fois perchés sur le fil du téléphone, côte à côte, en face du toit de tout à l’heure, distant d’à peine trois mètres, dans une nonchalance provocatrice. Au bord du toit, presque dans la gouttière, fixe et tendue, infiniment désireuse du bond impossible, cette chatte blanche que j’exècre. La voir narguée et impuissante, en dindon de la farce de Laurel et Hardy, est un spectacle réjouissant. 

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Certains sont vides et mornes, sans élan et sans désir. D’autres, il s’y passe un petit quelque chose, en dedans ou au dehors, action ou nourriture, rencontres d’une manière ou d’une autre, découvertes, retrouvailles avec un auteur, un musicien, un ami, un plaisir, un rituel bienfaisant un temps perdu de vue.

Voici un an je ne m’attendais pas à cela. Je pensais que le début de ma retraite serait  l’apprentissage d’une vie différente, pas d’une vie en partie empêchée. Encore le plus gros de mon fleuve s’est-il déjà écoulé, et selon un cours souvent librement choisi, mais celui de la jeunesse ? Si tôt endigué, si tôt précipité vers un estuaire indéchiffrable, vers de  menaçants marais. On n’est pas très fier d’avoir si longtemps vécu, non pas vraiment dans l’égoïsme ni  l’indifférence au monde et aux humains, non, jamais, mais dans cette  sorte d’inconscience des gouffres, cette absence d’attention à son logis, à son milieu, à la différence du moindre animal.

On sait que le monde d’après est une foutaise. Celui d’avant en pire, suggère la lucidité. Combien faut-il d’escarmouches légères pour enrayer une tendance lourde, combien de résistants pour arrêter un train, combien de guérillas pour renvoyer dans ses pénates une armée d’occupation, pour libérer  la terre et ses habitants de la milice du profit ?

Rêves, actions, entraide, art, poésie, paresse, luttes, amour, science… Tout sera bon, tout sera utile. 

Ce que je vous écris là, chers amis disparus, n’est pas l’antinomie de mon premier courrier, les fondamentaux sont les mêmes mais, vous le voyez, le ton  a bien changé depuis le printemps dernier. Je vous faisais cadeau d’une utopie, voilà que  je vous accable du sombre réel, en quête de consolation. Je suppose qu’ainsi faisant je cours tout de même peu le risque de vous importuner. Mais qui sait, dites le moi au cas où…

Blague à part, ce qui demeure de vous deux, c’est votre absence, qui m’afflige, et  votre présence, qui me réconforte. Tantôt l’une, tantôt l’autre, selon la course des nuages et les signes indiens. Votre vie, même interrompue, fait partie de mon paysage, de ma situation, de mon passé, mon présent, mon avenir.  

Il n’est pas besoin de s’étendre davantage. Disons qu’il s’agit de fidélité, et voilà tout.

Michel Gillot, Février 2021