Blade Runner de Ridley Scott – 1982

Chef d’oeuvre incontestable du cinéma de science-fiction et du cinéma tout court, Blade Runner fait partie des oeuvres à voir pour tout cinéphile qui se respecte. Et même si vous ne vous respectez pas, c’est une oeuvre à voir.
Blade Runner ouvre un nouveau chemin cinématographique. Il donne naissance à un genre : le Cyberpunk et redéfinit les codes du polar urbain en y ajoutant une esthétique technologique, et une ambiance sombre, presque apocalyptique qui reste encore aujourd’hui une référence. Il a infusé et influencé un nombre considérable d’oeuvres réalisées jusqu’à aujourd’hui.
Le film se déroule en 2019, soit l’an dernier. Et même si nous avons pas de voitures volantes, le film reste, 30 ans après sa conception, d’une brûlante actualité. 
Mais on ne pas gagne ses galons de film culte que grâce à une mise en scène particulièrement soignée ou une idée correctement exploitée. Blade Runner c’est une alchimie rare. Une approche formelle visionnaire associée à des thématiques profondes qui nous questionnent encore aujourd’hui.

ORIGINE

Blade Runner est une adaptation d’une nouvelle de l’écrivain Philip K. Dick : Do Androпd Dream of Electric Sheep ? Une adaptation lointaine puisque Ridley Scott lui-même avoue n’avoir jamais lu la nouvelle. Philip K. Dick meurt quelques temps avant la sortie du film mais il aura eu la chance de voir une copie de travail que Ridley Scott lui a présenté. La vision l’emballe et il en dira : « L’impact de Blade Runner va être écrasant ».
Philip K. Dick (1928-1982) a toujours été un écrivain visionnaire, habité, à la limite de la folie, tant ses oeuvres nous interrogent sur la nature de la réalité. Il tutoie également la métaphysique la plus absolue, une critique sociale d’une grande acuité et condamne le cynisme et la manipulation des puissants à l’égard des foules.
Il a longtemps été peu considéré parce que son écriture et ses idées étaient trop en avance sur son temps et parce qu’il était un écrivain de science-fiction, genre mineur de la littérature pour les commentateurs de l’époque. Il commence а être reconnu en 1962 avec le Maître du Haut Château (adapté en série sur Amazon Prime), dans un monde où les allemands et les japonais ont gagné la guerre, un livre circule sous le manteau et raconte ce qui se serait passé si l’inverse s’était produit. Un choc littéraire de ma folle jeunesse.
Suivront des oeuvres toujours intéressantes : Le Dieu venu du Centaure, Les clans de la lune Alphane, Substance mort, Ubik (son chef d’oeuvre), SIVA
Sur la fin de sa vie, il commence une oeuvre monumentale L’Exégèse ; plus de 8000 pages d’interrogations et de discussions avec lui-même suite à une expérience mystique qu’il a eu en 1974. Une grande partie de L’Exégèse a été publiée en France assez récemment : https://www.facebook.com/exegesepkd/

Philip K. Dick par Frank Ronan

Deux questions reviennent sans cesse dans son oeuvre : Qu’est ce que la réalité? Qu’est ce qui fait de nous des êtres humains?
Actuellement, nous qui ne communiquons plus que grâce à la technologie. Sommes-nous enchaînés ou libérés par elle ? La question reste en suspens.
Sommes-nous les esclaves ? Les maîtres ? Ou faisons-nous tout simplement déjà parti du passé ?

… Un tas de gens prétendent se rappeler de vies antérieures ; je prétends moi me rappeler une autre vie présente…

Philip K. Dick à Metz – 24 Septembre 1977

ESTHÉTIQUE ET MISE EN SCÈNE
Concevoir le futur

Ridley Scott a fait ses armes dans la publicité. Il a continué à réaliser des spots durant toute sa carrière.
L’une de ses dernières, fortement influencée par Moebius.

C’est un artisan ciseleur d’images, un concepteur d’univers visuels puissamment évocateurs et Blade Runner est sans doute l’une de ses plus belles pièces. 
Ridley Scott souhaitait s’inspirer de la bande dessinée pour Blade Runner. Chaque plan imprime la rétine comme une peinture. On a l’impression de visiter une galerie qui nous montre les instantanés d’une époque. Blade Runner plonge la Science-Fiction dans la réalité la plus tangible. On peut ainsi parler de film d’anticipation plutôt que de science-fiction.
D’ailleurs tout ce qui pourrait se rattacher plus directement à de la Science-fiction (vaisseaux spatiaux, exploration sur d’autres planètes, guerre interplanétaire) est relayé à la périphérie du film. Dans l’introduction sous forme de texte au début et puis évoqué dans le discours final de Roy.

Ridley Scott construit l’univers visuel du film avec une précision et une méticulosité qui déroute complètement Harrison Ford. Celui-ci se sent complètement abandonné durant le tournage ce qui au final servira au personnage de Deckard, lui-même perdu dans ce monde qu’il semble ne pas comprendre.
 

Ridley Scott sur le tournage de Blade Runner

Fortement influencé par Moebius il aurait aimé que celui-ci participe au concept design du film. Mais Moebius est occupé sur d’autres projets, il se tourne donc vers Syd Mead, grand artiste et designer industriel ayant notamment créé des illustrations pour Alien, Blade Runner, Tron, Elysium, Star Trek… Il nous a quitté, il y a deux mois mais laisse une galerie d’illustrations de Sciences-Fiction, ou comme il le disait lui-même : « de Réalité en avance sur le calendrier ».
On lui doit la création du Spinner (le véhicule volant de Blade Runner) et la machine de test Voight-Kampff. 

La galerie de Syd Mead avec les designs qu’il a réalisé pour Blade Runner : http://sydmead.com/gallery/

Illustration Blade Runner 2019 par Syd Mead

Et c’est le gigantesque Douglas Trumbull qui s’occupe des effets spéciaux. Pionnier des effets spéciaux modernes à qui on doit notamment ceux de 2001 L’Odyssé de l’Espace, Rencontre du Troisième Type, et plus proche de nous Tree of Life, il est bien plus que cela. Après l’expérience du trip final de 2001, dont il réalise tous les effets visuels Douglas Trumbull dédie sa vie a améliorer l’expérience immersive du cinéma. Il est l’un des premiers à travailler sur la prise de vue et la projection HFR (La prise de vue et la projection se font à des vitesses supérieures à 24 i/s) ; un procédé qu’il baptisera le Showscan.

Il développe et expérimente le cinéma dynamique et crée un studio d’effets spéciaux : La Boss Film Company qui utilisera pour Blade Runner la caméra Motion Control qui permet de répéter exactement tous les mouvements de caméra et donc de synchroniser prises de vues réelles et prises de vues avec des maquettes. Il réalise 2 films : Silent Running en 1972 et Brainstorm en 1983. Des films à voir pour tous fans de Science-Fiction.

Puis il s’écarte progressivement d’Hollywood mais il continue а développer et inventer des procédés dynamiques qu’il met au service d’attractions immersives comme un Ride Back to the Future ou The Secret of Luxor Pyramide pour un hôtel Luxor à Las Vegas.
Douglas Trumbull est obsédé par l’envie d’inventer des divertissements toujours plus immersifs et travaille sur l’interaction et la réalité virtuelle. Son apport au septième art et aux effets spéciaux est incontestable.

Installation de Douglas Trumbull

En ce qui concerne la musique envoûtante de Vangelis, je vous propose de vous référer à l’article sur Christophe Leusiau, compositeur passionné et passionnant qui revient sur l’amour qu’il porte à Vangelis et à la musique de Blade Runner : http://odil.tv/christophe-leusiau-voight-kampff-test/

MÉGALOPOLE

Dans Blade Runner, la ville est le premier personnage. Tentaculaire, oppressante, baignée de lumières artificielles et de publicités géantes qui absorbent et noient les humains. C’est un labyrinthe duquel il semble impossible de s’échapper. C’est une ville en décomposition, abоmée, dont on pourrait presque sentir les odeurs en se promenant dans les rues.
Puis 30 ans plus tard, le film fait partie de nos souvenirs, ces images se sont implantées en nous au point qu’il devient difficile de ne pas y penser en voyant une ville sous la pluie…

Photos de l’atelier de conception des maquettes de Blade Runner
https://imgur.com/a/mv8qf

Le décor n’est pas une trame de fond, il raconte le monde de 2019. La technologie domine, la lumière mouvante sculpte les espaces, les objets et les êtres humains de la même façon. Face à la grandeur écrasante de cette mégapole, les humains sont comme résignés, anéantis par la mélancolie. Seule domine la pyramide de Tyrell, symbole de sa mégalomanie.
Plutôt que voir, la mise en scène de Ridley Scott nous fait ressentir, vivre ce que vivent les personnages.
En cela c’est un visionnaire qui a anticipé aussi ce qu’est devenu une partie du cinéma (qui lui doit certainement beaucoup). Vivre plutôt qu’expliquer. Ressentir pour comprendre.

C’est une des premières qualités du film de Ridley Scott, faire évoluer le langage cinématographique, lui ouvrir des nouvelles voies d’expressivité et expérimenter formellement. En cela il fait partie d’une nouvelle génération de réalisateurs utilisant un langage purement visuel, les effets spéciaux et s’inspirant d’autres médias populaires comme la publicité, de la B.D, du jeu vidéo et du clip vidéo…

ACCUEIL

Mais cette mise en scène ne passe pas très bien а l’époque de sa sortie.
Blade Runner n’a pas gagné immédiatement son aura de film culte. C’est même un film qui n’a pas vraiment fonctionné au box-office.
En France, il s’est fait descendre par Phillipe Manoeuvre (l’embaumeur du rock’n’roll) dans un article pour Métal Hurlant : « … Il nous faudrait une encre au vitriol pour crever les yeux de ce Ridley Scott, lui faire boire de l’eau de javel et enfin emmener ce ringard total vers un studio télé où il pourrait, en toute quiétude, se remettre а produire ses publicités pour les bas Dunylon ou les parfums Dunabot… »
L’émission le masque et la plume creuse un peu, à peine, et se moque de la vision prédictive (« à la morbidité malsaine ») et du désir des Répliquants, s’en prendre vraiment l’histoire au sérieux. Seul l’un d’eux, Michel Perez y voit un film visionnaire qui « … mérite d’être vécu… ».
Quant aux producteurs du films, ils flippent carrément, trouvent le film confus et la musique soporifique.
Starfix n’existait pas encore. le magazine a été créé en 1983. J’en place une petite pour ce magazine de cinéma génial qui a grandement participé au développement de ma culture cinématographique tout comme Mad Movies. Les piliers.
Comme quoi, on ne naît pas chef d’oeuvre. Blade Runner l’est devenu par son intemporalité, son évidence, la résonance des thématiques qu’il développe et son influence.
 
Blade Runner est contaminé par la mélancolie et l’urgence.
Mélancolie et nostalgie d’une époque perdue de l’humanité comme si la vie était un trésor du passé (voir les photos sépia sur le piano de l’appartement de Deckard) entretenue à travers des gestes rituels presque vides de sens. Et une urgence à vivre incarnée par les Répliquants. Leur existence courte les poussant à savourer chaque instant et а comprendre ce qui rend ces instants si précieux.
Les Répliquants sont les véritables héros de Blade Runner, et le discours final de Roy semble être un révélateur pour Deckard.
Roy, Pris, Zhora, Leon sont des êtres libres ou en tout cas qui cherchent а l’être. Rachel reste un produit, un objet du système mortifère mis en place par Tyrell, le créateur démiurge. 
Les références et les symboliques sont multiples et puisent aussi bien dans le symbolisme religieux (Roy, le fils prodigue qui se plante un clou dans la main, qui sauve l’humain Deckard), la culture populaire (le polar, la publicité), le mythe de Frankenstein mais aussi un symbolisme plus animiste (les animaux, les mannequins, les automates). Le rapport à l’oeil (le miroir de l’âme) sans oublier la Licorne. Ainsi chaque spectateur peut faire son chemin dans le film, se l’approprier et en faire une expérience intime, un souvenir personnel.
C’est la grande force de Blade Runner et du film de genre en général. Dans Blade Runner la forme épouse le propos puisque rien ne vous est donné comme acquis. Le choix vous appartient. Vous êtes libres.

La suite réalisée en 2017, Blade Runner 2049, ne démérite pas par rapport à l’oeuvre originale ; Elle explore des voies ouvertes par le film et les creuse. Est-ce que nos souvenirs nous définissent ? Et toujours qu’est-ce qui fait de nous des êtres vivants ?

Toutefois il me semble que la narration nous chaperonne un peu plus. Elle clôt l’histoire de Deckard et fait des Répliquants une classe prolétaire face à la puissance de Wallace. Toutefois plusieurs pistes restent hyper intéressantes comme l’amour qui lie l’agent K et l’être virtuel Joi. Et l’engin que manipule le docteur Stelline qui permet de créer, modéliser et implanter des souvenirs réalistes dans l’esprit des gens. Des pistes qui semblent trop peu explorées.

DESCENDANCE

Blade Runner est à l’origine du mouvement Cyberpunk. Une branche de la Science-Fiction qui aborde des futurs proches, dystopiques, au bord de l’apocalypse où survit des bandes anarchistes affrontant des conglomérats puissants et coercitifs. Des mondes dirigés par des multinationales en proie à la surpopulation, la pollution, la corruption des institutions et un fossé immense entre les gens les plus aisés et les plus pauvres…
Attends !? Ce mouvement explose avec Blade Runner et la sortie du roman Neuromancien de William Gibson en 1984. Le Japon s’en empare rapidement et le mouvement s’y développe presque parallèlement puisque 1982 voit l’apparition du mythique manga Akira de Katsuhiro Otomo qui sera suivit en 1988 du film. Puis un peu plus tard avec le manga Ghost in the Shell de Masamune Shirow en 1989 et le film de Mamoru Oshii en 1995 ainsi que sa suite Ghost in the shell : Innocence en 2002
Aujourd’hui, le cyberpunk a infusé toutes les strates de la culture populaire. Les dernières incarnations les plus intéressantes étant peut-être les séries Mr Robot (la saison une est une dinguerie), Black Mirror et Altered Carbon.
La réalité d’aujourd’hui semble avoir rattrapé les oeuvres les plus dystopiques de ce mouvement contemporain essentiel de la culture populaire.

Alors pour préparer l’après et construire le monde de demain puisque quoiqu’il advienne, il nous appartient. La puissance est entre nos mains. Je laisse donc entre les vôtres cette petite liste non-exhaustive d’oeuvres cyberpunk.

Robocop
Paul Verhoeven – 1987

Robocop 2
Irvin Kershner et Frank Miller – 1990

Oublions les suites de sinistre mémoire

Akira
Katsuhiro Otomo – 1988

Deuxième matrice cyber punk. A voir et а revoir. Et à revoir encore. Chef d’oeuvre.

Tetsuo : The Iron Man
Shinya Tsukamoto – 1989

Celui-lа, vous êtes pas prêts
Le film cyber punk par excellence.
Un film sans budget muni uniquement de la force visionnaire de son réalisateur. Une tuerie sans nom.
Une de mes références absolues. Une oeuvre d’une puissance viscérale sans commune mesure. Une volée de coup de poing dans la gueule dont on ne relève pas indemne.
Putain, j’aime ce film !

Hardware
Richard Stanley – 1990

Sans doute une des meilleures incarnations cyberpunk.

A voir absolument !

L’armée des 12 singes
Terry Gilliam – 1995

Ghost in the shell
Mamoru Oshii – 1995
 
Ghost in the Shell : Innocence
Mamoru Oshii – 2004

Le film qui fait vaciller la réalité. Sa musique, ses images.
La beauté brute. 

Strange Days
Kathryn Bigelow – 1995

Nirvana
Gabriele Salvatores – 1996

Le film m’avait fait une excellent impression.
J’en garde un très bon souvenir mais je ne l’ai pas revu depuis, il a presque disparu… Pour l’instant…

Matrix
Les Wachowski – 1999

Évidemment…

Avalon
Mamoru Oshii – 2001

Un autre de mes films cultes.
Hypnotique, étrange, intense et aussi mélancolique et beau que Blade Runner.
Un film qui pousse la réalité dans ses retranchements, à découvrir et redécouvrir sans cesse.
Intensément visionnaire.

https://www.youtube.com/watch?v=mdroXC3OjwM

Babylon A.D
Mathieu Kassovitz – 2008

Mais regardez plutôt l’excellent Making Of réalisé sur le tournage de ce que Mathieu Kassovitz considère comme le pire échec de sa carrière.

Aussi interessant que Lost in La Mancha…

Dredd
Pete Travis – 2012

La version de 1995 de Danny Cannon avec Sylvester reste bien moins intéressantes que celle-ci.
Mieux vaut revoir Demolition Man, de Marco Brambilla.

Upgrade
Leigh Whannell – 2018

Une des dernières excellentes incarnations.
Sans prétention, directe et efficace.

Voilà donc un petit survol.
Il existe bien d’autres oeuvres dans la bande dessinée, l’animation (les O.A.V japonais regorgent d’inspiration Cyberpunk), les romans (Phillip K. Dick bien sûr, William Gibson…), le jeu vidéo…
Le genre cyberpunk a essaimé partout au cours de la fin du siècle dernier et de la première décennie du 21ème.
Aujourd’hui, le genre commence а s’étioler parce qu’il semblerait que ce mouvement nous alarmant sur le devenir du monde s’est fait rattraper par la réalité, et on peut dire que nous vivons dans une société éminemment cyber punk dont il va falloir imaginer l’après.

Tony Gagniarre