La première fois que je t’ai aperçu, c’était mercredi dernier, en tout début d’après midi. Une belle journée, un tendre soleil printanier et une odeur de bourgeons en fleurs dans les coeurs. Malgré tout. Malgré l’air habité par ce virus qui ne fait pas de différence, qui s’attaque sans discriminations aux riches comme aux pauvres… C’est ce qu’ils disent à la télé, parait même que le premier ministre anglais est en soins intensifs. Et pis qu’on a déjà perdu quelques stars de la musique. Les inconnus qui sont foudroyés par le Covid19, eux, on ne voit pas leur tête, mais tous les jours on entend les chiffres à la radio. 

C’était il y a une semaine donc. Et toi tu ne m’as pas vue. J’étais à la fenêtre de l’appartement que je loue. C’est pas tous les jours facile d’être confinée dans mon chez moi. Je me sens parfois un peu à l’étroit, mais faudrais pas trop que je me plaigne, j’ai un chez moi.
Toi, t’en as un de refuge ? Un endroit pour poser ton sac, pour regarder à travers le carreaux les badauds dans la ville ? Pour lézarder au soleil en perdant la notion de calendrier depuis le début du confinement ?
Je n’en suis pas certaine. Excuse-moi de déduire ta situation sociale à ta dégaine. A votre allure à toi et ton chien. Vous aviez l’air de ne pas savoir où aller, de juste profiter du temps qui passe au dehors. Dernièrement c’est rare. J’en vois qui flânent encore, mais en générale, ils ont soit un costume de sportif, soit un cabas rempli de papier toilette, soit un petit enfant en laisse, à bout de bras ou à la main, pour qu’il ne s’échappe pas trop loin. Oui, même dehors on se sent un peu à l’étroit… Et moi, je m’ennuyais un peu, la première fois que je t’ai vu, au bout de la rue.

T’avais l’air tranquille, avec ton gros blouson qui descendait jusqu’à tes genoux et ton bonnet vissé sur le crâne. Mais il faisait pas un peu chaud pour être autant habillé ? Moi j’ai coupé le chauffage, pour faire des économies. Pis la chaudière est en rade de toute façon. Au fait, ça te va que je te tutoies ? C’est pas pour te manquer de respect, mais plutôt parce que si je t’avais croisé dans la rue, je pense qu’on n’aurait pas fait de politesses. On aurait discuté deux minutes, on aurait peut-être échangé quelques mots comme si on se connaissait depuis toujours. Je me demande comment tu t’appelles…

Il y a sept jours maintenant, tu marchais dans la rue quand deux mecs t’ont accosté au milieu du boulevard, à l’angle du square Chabas. Je ne sais pas de quoi vous avez parlé, ni même si c’était des amis à toi. Ils avaient l’air plus jeunes et en meilleure santé. Votre conversation n’a pas duré longtemps parce que la police municipale est arrivée. Comme dans les films, j’avais jamais encore entendu un truc pareil. Ils avaient un mégaphone embarqué ! Alors quand ils vous ont dit « Ne restez pas là ! Rentrez chez vous ! », ça a résonné dans tout le quartier. Il y avait d’autres gens autour mais étrangement vous avez tout de suite compris que c’est à vous qu’ils s’adressaient. Il y a eu un petit moment de silence suspendu, le vent avait disparu, les gens étaient pétrifiés comme des statues. Je crois que c’est à ce moment qu’on a basculé dans un western des temps modernes. 

Les deux jeunes gens avec toi ont fait de grands signes à la voiture de police avant de prendre le large, vite fait bien fait. A peine le temps pour le véhicule de faire le tour du terre-plein pour rejoindre l’autre rive, là où tu as continué ton chemin. Ils sont montés sur le trottoir, du côté du parc, tout en douceur. Ils n’avaient pas l’air de te chercher des noises, ils ne sont même pas descendus de la voiture quand tu t’es approché d’eux parce qu’ils voulaient te parler. J’ai même pensé que pour une fois, ils allaient peut-être bien faire leur boulot, avec bienveillance et sans mépris. Mais ça c’était avant qu’une autre bagnole de la Nationale se pointe. T’aurais pu repartir tranquille mais quand cette deuxième voiture s’est trouvée à votre niveau, le temps s’est obscurci. J’ai pas trop compris ce que se sont dit les deux équipes de flics. Les nouveaux vous ont rejoints en trombe et leur véhicule aurait sûrement soulevé la poussière si la scène s’était déroulée dans le désert américain.

Là, la ville a retrouvé son pouls habituel, tout le monde a repris son souffle comme si de rien n’était.
Fini l’arrêt sur image de sidération après les annonces tonitruantes au mégaphone. Ceux qui attendaient leur bus ont continué à l’attendre, la mamie à la chevelure argent a continué à tirer son caddie, les joggers ont continué à courir. Toi t’as pas bougé, on aurait dit que t’étais englués dans le sol. Comme si le bitume était en train de fondre sous tes pieds et que le ciel t’était tombé sur la tête. Même ton chien s’est mis au garde à vous, juste à côté de toi.

J’étais trop loin pour entendre, mais j’ai vu un policier te faire un signe et tu as sorti un papier blanc de ton sac à dos. Sûrement ton attestation de déplacement dérogatoire. Tu les imprime toi ? Moi je les écris à la main, pas d’encre à la maison. C’est vraiment pénible mais bon, chaque fois que je la montre on me fiche la paix. Ils n’ont pas eu l’air convaincus par ton laisser-passer ou alors ta bouille leur revenait pas.
Il devait vraiment faire chaud en bas, près du kiosque de l’ancien office de tourisme, parce qu’au bout de longues minutes tu as été abriter ton compagnon à l’ombre et tu as finis par t’asseoir près de lui. Qu’est-ce qu’ils te racontaient la Maréchaussée pour que ça dure des plombes comme ça ?
De loin j’ai eu l’impression qu’ils n’étaient pas tous d’accords avec la marche à suivre. Avec les règles de distanciation sociale au moins ils ne se tenaient pas juste sous ton nez. Ma gorge a commencé à se nouer quand quelques minutes après un coup de téléphone, une troisième voiture de police est arrivée sur la scène du crime. Quel crime ? Ben je n’en ai toujours aucune espèce d’idée…

Ils étaient six autour de toi. Six individus en uniforme, six ombres déformées par le soleil qui reflétait dans ma fenêtre. Je ne sais pas si tu as eu la malice de compter le nombre de personnes qui sont passés près de vous. Moi non plus d’ailleurs. Mais j’ai retenu au moins deux familles à vélo, une en trottinettes. Des couples qui marchaient main dans la main, des gens qui promenaient leur chien ou leur sac de courses.
On n’aurait pas cru être un jour de marché, faut pas exagérer, mais franchement, un bon vieux dimanche après-midi de printemps. Personne ne les a contrôlés eux. Pas même un regard. Les policiers faisaient tous dos à la rue, ils n’avaient d’yeux que pour toi. Y a même une mamie curieuse qui est venue interpeller un flic pour lui demander on ne sait quoi et qui a fait mine de détourner le regard sur ton embuscade. 

C’est juste après ça que tu t’es levé, obéissant au doigt et à l’oeil de l’équipée bleue marine. Ton chien a grogné timidement et ils t’ont emmené quelques mètres plus loin, en plein cagnard. T’avais l’air tout étourdi, ou tout ébloui. 
Un policier a ouvert la porte arrière du troisième véhicule révélant la cage dans laquelle il voulait que tu ranges ton chien. Il t’a indiqué le chemin pour que tu mettes ton pote en boite et t’as pas trop protesté. Tu lui as dit quelques mots et il est monté sans broncher. C’est la première fois que j’ai entendu le son de ta voix. Parce que t’as commencé à râler. Mais pas assez fort pour que je discerne ce que tu marmonnais.
Tu t’es mis à te déshabiller. J’ai cru que c’était la chaleur de la scène de Western qui t’incommodait, mais ça, c’était juste avant que je comprenne qu’ils l’avaient exigé. T’as enlevé ton bonnet, rangé ton sac contre la grille du square et ôté ton manteau. Avec leur air de ne pas y toucher et de dégoût qui creusait leurs visages, ils t’ont indiqué le cul de la bagnole pour que tu y déposes tes mains. Comme un criminel, face au capot, jambes écartées. Le désigné a mis une paire de gants en plastique et il a palpé ton corps de haut en bas. Ils avaient un mandat pour ça ? Parce qu’on m’a dit que sans mandat, on n’a pas le droit de faire une fouille au corps. A moins de légitime défense ou un truc comme ça. T’étais pas armé si ? Tu ne les avais pas menacés au moins ?

Parce que je t’avoue qu’à ce moment là, ça criait dans ma tête. J’étais sortie du film, la réalité m’avait percuté le cerveau. J’avais qu’une envie c’était de descendre pour leur demander ce qui se passait, pourquoi ils te réservaient ce traitement quand les deux couillons du début de la scène et avec qui tu discutais s’étaient taillés. Quand tout ces gens autour qui ne réagissaient pas, continuaient à jouer les figurants paisibles et invisibles d’un mauvais roman de gare. J’avais très envie d’enfiler mes baskets et de débouler comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, mais tu comprends, j’avais mon fils de 9 ans qui jouait dans le salon. Je pouvais pas le laisser tout seul. Et j’ai la vague impression que si je m’étais mêlée de ton affaire, j’aurais pris une prune ou mieux encore j’aurais fait un tour au poste. On en lit des histoires en ce moment de verbalisation à tour de bras, et à en croire les nouvelles, les prisons ne sont pas pleines à craquer.

Quand t’es monté à l’arrière du véhicule et qu’il a démarré, le soleil s’est arrêté de briller, j’ai commencé à avoir froid, ou alors c’était de la peur. T’étais bien escorté, à trois voitures pour se rendre au commissariat, le convoi avait de la gueule. J’ai pensé à ces récits d’enlèvements soudains, ces gens dont on perd la trace parce qu’ils ont été emportés à leur insu. Ma copine Caroline m’a raconté que chez les gitans, parfois on dit qu’on « vole les gens ». C’est tout à fait ça. On t’a volé, on vous a rayé du paysage. On vous a extraits de la rue, toi et ton animal mis en cage. On a laissé un rideau tomber sur vous sans s’opposer, on vous a laissés disparaître sans intervenir, sans en comprendre la raison. On nous a volé la possibilité que je te serre la main si tu l’avais saisie. Qu’on discute là dans la rue, de tout et de rien, du temps qui passe. On a volé la possibilité qu’on se rencontre et que je puisse prendre de tes nouvelles. 

Pourtant j’ai essayé d’en avoir, de tes nouvelles. J’ai pris mon téléphone et j’ai appelé le commissariat, pour avoir des infos, pour comprendre ce qui allait t’arriver. Un policier sympathique m’a répondu qu’il ne pourrait pas m’indiquer les suites pénales puisque ça appartenait à l’officier de police judiciaire. Il n’avait pas l’air de comprendre mes questions… Il m’a précisé que la trêve hivernale est prolongée de trois mois grâce au COVID19 et que par conséquent les foyers d’hébergement peuvent continuer à accueillir les personnes sans domiciles fixes. En gros, si tu dois rester chez toi mais que t’as pas de chez toi, t’es sauvé·e, parce qu’il y a des accueils d’urgence pour une période plus longue que d’habitude.
J’ai dis à mon interlocuteur que je n’aimais pas l’injustice, que j’avais vu ces types se sauver avant qu’ils ne t’arrêtent. Que c’était tombé sur toi plutôt qu’un autre. Il a compris que j’étais naïve, je l’ai entendu à son sourire au bout du fil, alors il m’a expliqué que pour aider les gens à la rue pendant le confinement, faut appeler le 115, c’est tout. 

J’ai essayé d’appeler la Sauvegarde 71, pour leur demander comment ça se passe dans ces fameux foyers. Répondeur. J’ai réussi à avoir quelqu’un à l’association Le Pont, c’est eux qui suivent une partie des SDF à Chalon, depuis qu’ils ont fusionné avec La Croisée des Chemins. La personne qui a pris l’appel m’a expliqué qu’elle était à l’accueil et que pour avoir plus d’infos sur les modalités d’hébergement des sans abris, ce serait mieux que je rappelle à la sortie du confinement. Tu comprends, ils sont en effectif réduit et en télétravail en ce moment, pas simple. Elle m’a dit qu’elle-même n’était pas spécialiste de la question, mais que l’association, le CCAS et le commissariat travaillent main dans la main et qu’ils seront informés si la personne est suivie par Le Pont. Elle savait que la distribution des colis alimentaires s’est poursuivie et que la mairie de Chalon avait sous entendu de manière non-officielle que des solutions d’hébergement seraient mises en oeuvre, spécialement pour protéger les plus démunis pendant cette crise sanitaire. Mais rien pour le moment… 

Du coup, je n’ai pas eu de tes nouvelles.
Je ne sais pas où tu es aujourd’hui, ni comment tu vas, ni comment le jour est tombé sur ta journée de mercredi dernier. Je ne sais toujours pas comment tu t’appelles. Je n’ai pas de preuves pour alimenter mon récit, pour donner à voir l’injustice, pour te défendre et m’indigner devant l’inhumanité de cette scène, à quelques mètres de moi. Six contre un, le tribunal de la rue, les cowboys de la République et toi…
J’ai juste ces quelques mots pour raconter que le soleil brillait, que certains flânaient en dépit des mesures de confinement prise pour lutter contre la pandémie et qu’ils n’ont pas été arrêtés au milieu de leur rêverie. Que toi t’as été embarqué par la police, malgré la présentation de ton petit papier blanc. Qu’ils t’ont certainement verbalisé et que tu as dû passer un certain temps au poste.
Tu sais, cette étrange période ne m’inspire rien de bon. Parce que la peur est partout, dans l’air, dans la malhonnêteté de ceux qui nous dirigent, dans les failles du système judiciaire, dans le manque d’armes égales pour que les plus faibles puissent faire valoir leurs droits auprès des plus puissants. Va quand même falloir que ça change non ? Parce qu’un monde où tu commences ta balade peinard avec ton chien et que tu finis jugé en place publique sans que ça dérange personne, mis au banc de la société à l’arrière d’une voiture toute équipée de sirènes, considéré comme un criminel parce que t’as pas la gueule qui va bien, c’est pas un monde où il fait bon vivre.

J’espère que je me suis trompée et que t’es bien à l’abri chez toi, derrière une fenêtre, à contempler l’arrivée du printemps, à observer le ballet des humains masqués qui prennent l’air une heure par jour, dans un périmètre d’un kilomètre autour de leur domicile…
J’espère qu’on aura l’occasion de faire connaissance, qu’on pourra se serrer la main et aller boire un café. Que tu me diras comment tu t’appelles, qu’on arrêtera de se cacher la bouche pour se protéger du virus. Qu’on arrêtera aussi de se voiler la face, qu’on trouvera comment prendre mieux soins les uns des autres. 
Qu’on prendra position quand on verra des gens se faire enlever dans la rue.

Laëtitia
7 avril 2020