Lyon. 16 mars 2021. La provinciale que je suis descend du train et se fait assaillir par une somme d’informations qui donne le tournis. Les combinaisons d’odeurs complexes, la signalétique, la publicité, la saleté vibrante, les mouvements erratiques et pourtant organisés de la foule qui se presse. C’est comme porter des lunettes de soleil infra-lucides, qui te rendent spectatrice malgré toi, contemplative éprouvée par une forme de chaos chorégraphié. C’est pas du Tati non plus hein, y a des gens qui se percutent, des humeurs qui se heurtent, un brouhaha qui enveloppe et l’urgence comme grand maître du millimétrage dans l’espace. Il y a bien longtemps que je ne suis pas venue à la ville… Si je veux pas devenir folle, il va falloir que je me trouve une cabane pour écrire et penser au livre de Marielle Macé. 

LONG APARTÉ


Passées la stupeur et l’agression visuelle et sonore, je creuse mon sillon sans trop savoir où je vais. J’ai un peu de temps devant moi. Je m’extraie de la gare et j’arrive sur la place de la Part Dieu pour découvrir le battle BTP à ciel ouvert. Pas le temps de voyager pour comprendre où vont toutes ces lignes de béton qui s’érigent, que je me fais racketée par Philippe. Il a un discours bien rôdé, l’oeil qui luit et son calendrier avec des petits chats comme armure : « c’est pas facile en ce moment mademoiselle… j’ai vu vos yeux et ça a fait comme une lumière dans la grisaille… z’êtes pas d’ici n’est-ce-pas ? ». Bien sûr que j’achète l’almanach félin avec un billet de cinq balles parce que j’ai pas de monnaie. Bien sûr qu’il a vu que je ne pourrais pas lui refuser. Plantée là sans but particulier, j’ai tout l’attirail du pigeon généreux qui ne peut pas lui dire non, bien que ça me révolte que cet homme soit rendu à la mendicité pour vivre. J’ai tenté de lui refiler son album de poilus mais il m’a expliqué qu’un de moins à vendre c’est une victoire de plus sur sa journée. Philippe ne porte pas de masque et il bave un peu. C’est pas très joli et ça me traverse l’esprit que la Covid pourrait flirter entre nous. Je protège mon coeur qui s’écaille en lui souhaitant une bonne journée et en faisant mine que j’ai des choses importantes à faire. 

Lyon – La Part Dieu – Mars 2021

Putain, partout où je regarde je vois la misère. Ou alors c’est moi qui regarde de biais. Qu’est-ce qu’on est protégés à la cambrousse ! Les pauvres y sont cachés dans des tanières de fortune, ils ne vagabondent pas dans les rues en traînant leur caddie de douleur derrière eux. Tu me diras, leur invisibilité c’est peut-être pire, mais au moins je ne m’y habitue pas. C’est moche de s’habituer à ne plus être touchée par la vie fracassante des autres… Qu’est-ce qu’on est protégés dans les villes de campagne, épargnés par la frénésie d’un monde auquel on est pas conviés et qui nous happe pour autant. Par les immeubles en construction qui se tirent la bourre. Par les marteaux-piqueurs qui se font autant d’échos de la terre qui crie quand on l’abîme pour donner naissance à des temples du consumérisme, de la finance… C’est Vinci qui construit ici. Y a des bulldozers autour de moi, des grues qui grattent le cul du ciel en manquant de se percuter. T’imagine le gars aux manettes, s’il se plante ? Si deux tours métalliques se frôlent, la catastrophe ! 

Ils ont bien fait les choses Vinci. Une grande palissade pour que les passants tombent pas dans le gouffre des travaux, avec des annonces qui font rêver sur leur engagement à bâtir un monde plus pratique et plus rentable. Pis y a des petits plots en béton, des sortes de mini-podiums sur le trottoir, pour que tu puisses monter dessus et observer en surplomb le spectacle des machines qui s’agitent, qui écrasent, qui nivellent, qui chamboulent. Tourisme du désastre. 

Je vois des gens qui grimpent sur ces piédestaux et qui font la causette sur l’avancée des travaux, sur les étages qui s’empilent pour aller toujours plus haut, toujours plus vite, jusqu’au bout de l’extrême limite ! Ils mangent un burger de la marque que tu connais et qui dégouline sur la chemise blanche du monsieur. Madame sort son mouchoir en papier pour éponger la boulette et s’en débarrasse en le jetant à terre, de toute façon c’est déjà déguelasse ici, un peu plus un peu moins. Je vois le carré souillé de sauce tomate en 25 images secondes et c’est presque beau ce ralenti. Jusqu’à la chute. Tu sais où il atterrit ? Aux pieds d’un humain assis dans son malheur. Entouré par des anecdotes de plastiques et de tissus glanés au hasard des bonnes rencontres. Je sais même pas si c’est un homme ou une femme. La main tendue vers des inconnu·es espéré·es charitables pour se mettre un truc dans le bide aujourd’hui, les yeux qui fixent un point au loin, dans le vague. Y’ a que moi qui le·la voit ? Ils vont où tout ces gens qui brassent de l’air sans lui adresser un regard ? Et ceux qui s’arrêtent pour admirer la mécanique ronflante des bâtisseurs du capital, ils ont une vision filtrante qui suppriment les glitchs de la déshumanisation dans le panorama ? Ou alors cet individu que je vois au sol, c’est un fantôme. Un souvenir qui s’est perdu à la gare et dont on n’a pas envie qu’il vienne nous titiller la mémoire. 

En fait, le monde d’après ici ressemble beaucoup au monde d’avant. Sauf qu’on avance masqués.

Lyon – La Part Dieu – Mars 2021

J’ai envie de pisser. Va trouver un endroit dans tout ce bazar pour assouvir tes besoins capitaux. Je tourne sur moi-même et j’aperçois le graal. Le centre commercial de la Part Dieu. Vite, pas se faire écraser par les bus qui se frayent un chemin entre les routes défoncées et les plots oranges. Je m’engouffre dans la cité des achats perdus et mes oreilles décompensent. Le silence. Le vide. Comme quand tu rentres dans une cathédrale au centre de la ville. 

Je ne comprends pas immédiatement que tout est fermé. Les zones commerciales de plus de 10 milles mètres carrés chez moi ça n’existe pas, du coup tu peux toujours tranquillement aller t’entasser à Carrouf ou à Leclerc, tu vois à peine que la galerie marchande est en berne. Ici, cinq niveaux de solitude. Des immenses couloirs désolés, essorés de toute substance humaine, des vitrines désertées mais éclairées parfois. Des objets inertes qui semblent supplier qu’on les touche, qu’on sorte une CB pour les libérer de leur attente sans fin. Un superbe musée du capitalisme. 

Le scénographe a pas lésiné sur les moyens, scénario post-apocalyptique soigné, plongée vers une anticipation funeste, archéologie d’une civilisation en faillite. Romero me susurre des idées flippantes et je reste sur mes gardes, l’attaque de zombies pourraient être imminente. J’avais oublié que ma vessie était pleine quand les premiers pas de la horde de morts-vivants ont résonné. Je tourne à gauche pour esquiver mais mon sens de l’orientation légendaire me fait encore défaut et je tombe nez-à-nez avec un troufion de l’armée Uber Eats. Il m’évite gracieusement et je l’observe s’éloigner, la démarche robotique, la silhouette déséquilibrée par le casque de scooter vissé sur sa tête, en route pour le rassasiement des estomacs fainéants. En une demie-heure d’aventure, j’ai croisé trois soldats de la livraison de repas à domicile, deux fous, une SDF et un ouvrier qui réparait les escalators. Les zombies de la Part Dieu. Et j’ai pas trouvé de toilettes. 

Je réussis à m’extraire du labyrinthe de vide tant bien que mal et je suis le premier humain que je croise. On évite quelques flaques, on se faufile dans un passage secret entre deux sites de travaux et me voilà devant la bibliothèque municipale de Lyon. J’ai l’impression d’avoir fait des kilomètres dans le désert avant de tomber sur cet oasis. Je passe par la case pipi, enfin, et mon corps soulagé, j’y vois un peu plus clair et j’y pense : j’ai cet article à écrire. Celui sur le livre « Nos Cabanes » de Marielle Macé. J’ai recommencé quinze fois déjà, mais quelque chose m’échappait. Et là, au milieu des bouquins, protégée du vacarme extérieur et survivante de zombiland, je comprends pourquoi la littérature et la poésie on inspiré une proposition de salut à Marielle Macé. J’ai envie de vous donner envie de le lire. Je percute un peu mieux pourquoi ce petit bouquin jaune m’a autant touchée et pourquoi je voudrais que son auteur soit ma copine. Je peux palper pourquoi c’est bourgeois d’être écolo quand on est bien planqués à Montceau-les-Mines mais pourquoi c’est tout aussi urgent de réagir. 

Lyon – La Part Dieu – Mars 2021

Parce que si nous on constate la sécheresse et la tuerie forestière dans le Morvan, la désolation post-industrielle et les écarts sociaux qui se creusent, on est loin de la folie des grandes villes, de la cacophonie urbaine où l’on entend plus les oiseaux que lorsqu’on est confinés, de l’accumulation des matières irrespirables. On n’a pas tout ça sous le nez. On en a conscience, on l’intellectualise et on en observe les signes. Mais on n’est pas totalement englués. On peut préserver quelques interstices de liberté, on peut cultiver quelques zones de résistance, on peut tenter de soigner et protéger ce qui est encore vivant. Mais comment font-ils ici pour habiter les ruines, déguisées par un voile permanent de technologies, par le brillant de l’innovation, par l’enthousiasme des success stories de la start-up génération ? Bordel, c’est où qu’on peut se construire des cabanes ?

L’APPEL DU NOUS 


« Nos Cabanes », c’est un tout petit livre, comme une urgence à dire avant la catastrophe qui se profile. Une cinquantaine de page qui indique des pistes pour répondre : comment vivre dans ce monde abimé ? Comment ne pas rester désabusés, sidérés et choisir au contraire de se pencher sur une reconsidération des formes de vie, de se relever les manches, d’abord par la parole et l’écoute. Marielle Macé, elle t’invite à ouvrir ton regard et tes oreilles sur toutes les formes de vie. Elle te suggère de construire des cabanes pas pour se réfugier ou s’enfermer, mais pour se réinventer. Et ça, ça se fait pas tout seul, ça se construit avec les visages de ceux que tu aimes, par l’amitié, par le collectif, mais aussi par des liens forts même avec celles et ceux qui ne te ressemblent pas. 

Dans « Nos cabanes », ça commence donc par l’appel du NOUS, par la recherche linguistique de ce qu’on peut mettre derrière ce pronom, derrière l’assemblage de semblables qui se reconnaissent, par une histoire de liens, de noeuds. Il semble qu’il s’y cache une arme de chaleur, un élan pour se rassembler et se poser les bonnes questions. Mais faudrait faire gaffe quand même, à ce qu’on met derrière ce pronom. L’idée ce n’est pas d’en faire un enclos identitaire, mais plutôt de se mettre autour de la table à plusieurs, même avec ceux qui ne sont pas comme nous, pour envisager tout ce qu’il est possible ensemble. C’est ce pronom qui a amené Marielle Macé à dériver jusqu’à un toponyme fréquent du côté de Nantes où elle a grandi : La Noue. Ça désigne une manière de s’y prendre avec l’eau, dans des zones humides. Cette technique a donné son nom à des espaces qu’elle a retrouvé jusque sur la ZAD de Notre Dame Des Landes, ce lieu où des humains se sont rassemblés pour saisir la chance de mieux écouter la nature, de mieux traiter le vivant et de modeler d’autres façons de vivre. 

« Faire des cabanes : imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé. Trouver où atterir, sur quel sol rééprouvé, sur quelle terre repensée, prise en pitié et en piété. Mais aussi sur quels espaces en lutte, discrets ou voyants, sur quels territoires défendus dans la mesure même où ils sont réhabités, cultivés, imaginés, ménagés plutôt qu’aménager. Pas pour se retirer du monde, s’enclore, s’écarter, tourner le dos aux conditions et aux objets du monde présent. Pas pour se faire une petite tanière dans des lieux supposés préservés et des temps d’un autre temps(…) -ci et ce présent-là, avec leurs saccages, leurs rebuts mais aussi leurs possibilités d’échappées .» 

EXTRAIT- « NOS CABANES » – MARIELLE MACÉ – EDITIONS VERDIER

LA CABANE COMME IMAGINAIRE POLITIQUE 


Quand j’étais petite, on a fabriqué une cabane un jour dans ma chambre avec mes frères. Des draps tendus dans toute la pièce, avec des fils attachés sur tous les meubles et qui contraignaient les adultes. Parce que pour y entrer, fallait se baisser, se contorsionner. Fallait mériter de pénétrer cet univers nouveau, cette proposition de fortune installée au-dedans des murs de la maison. C’était un monde dans le monde, avec ses propres codes, ses occasions d’habiter l’espace autrement, ses choix d’objets de l’extérieur qu’on considérait comme essentiels, ceux qu’on abandonnait. Fallait se débrouiller pour exister de manière autonome un temps donné et faire attention à co-habiter avec l’existant sous peine que l’édifice s’écroule. Cette cabane c’était du pouvoir. 

Parce que c’était une super bonne excuse pour ne pas obéir et descendre manger à table mais se faire un pique-nique dans ma piaule. Parce qu’on a pris le droit de dormir tous les trois sous cette tente éphémère alors que c’était pas envisageable d’habitude. C’était la team enfants vs la team parents. Bon, la construction n’a pas tenu longtemps, mais suffisamment pour comprendre ce qu’elle pouvait provoquer de déplacement dans les rapports de force avec les adultes.  

Ces derniers mois, j’en ai croisées quelque-unes des cabanes, et elles sont toujours politiques. 

Des possibilités de refuge mais aussi des images qui inquiètent. Y’a eu celle de Xavier Marmier qui a réalisé son vieux rêve d’habiter haut-perché et en totale autonomie dans les arbres du Doubs. Il l’a construite sur une parcelle de forêt dont il est propriétaire mais sur une zone protégée. Un bras de fer judiciaire qui a duré des années l’a condamné à détruire sa maison : « La procédure m’a déjà coûté environ 15 000 euros. Je ne vais pas m’obstiner, s’il faut détruire ma cabane, je le ferai, mais je voulais montrer que l’on peut vivre et habiter autrement, avec moins d’impact sur la nature. » (Le Parisien, février 2020). 

RAPHAEL HELLE / SIGNATURES
PODCAST : Xavier Marmier – La cabane en dangerLa Voix des Oasis

J’ai croisé aussi le regard de ces exilés pendant la marche des sans papiers qui passait par la Saône-et-Loire, l’hiver dernier. Au bord de la route, sous la pluie, quelque-uns se sont arrêtés devant un vendeur de cabanes de jardin. Toutes petites, à peines quelques mètres carrés. La possibilité d’un lieu à soi, une pause dans l’errance. Des questions qui fusaient : « tu crois qu’on pourrait en construire une comme celle-là ? », « ça coute combien ces quelques morceaux de bois ? «, « une cabane comme ça ne se démonte pas aussi facilement qu’on arrache une tente si ? »… 

J’avais bien envie de répondre qu’un peu partout en France, des cabanes comme ça sont dézinguées… Tiens y a qu’à regarder ce qui se passe en ce moment à Dijon, aux Jardins de l’Engrenage. Destruction massive et efficace de jardins et d’habitats, écrasement de la réquisition d’inventer une façon alternative de se tenir sur une planète saccagée, anéantissement du refus de la bétonisation du vivant…

©Jérôme Gail – Les Jardins de l’Engrenage à Dijon – Avril 2021

Mais pourquoi les détruit-on ces cabanes ?
Est-ce pour tuer la preuve qu’on peut vivre ou continuer à vivre autrement un territoire ?
Pour reléguer à la marge ou à l’invisible une habitabilité réclamée, soutenue collectivement et qui fonctionne ?
Parce qu’en réalité, ça gêne qui ces mondes qui lancent des tentatives à contre-courant ? 

J’ai lu un article critique passionnant en ligne sur le livre de Marielle Macé, par Ulysse Baratin. Il y signale un écueil en citant cet extrait : « L’enjeu est bien d’inventer des façons de vivre dans ce monde abîmé : ni de sauver (sauvegarder, conserver, réparer, revenir à d’anciens états) ni de survivre, mais de vivre, c’est-à-dire de retenter des habitudes, en coopérant avec toutes sortes de vivants, et en favorisant en tout la vie. Vivre dans ces saccages ou, plus simplement, imaginer des pratiques et les loger dans les interstices du capitalisme. ». Et l’auteur de l’article d’écrire : « On prendra garde, n’est-ce pas, à ne pas trop déranger, quand on se trouvera une place dans ces « interstices »… l’imagination reste un mot creux sans la puissance collective d’agir et d’imposer son agenda sur la scène publique. ». Et ben je suis pas d’accord. Si ces interstices ne sont pas défendus, ils disparaitront, c’est un fait. Mais tant qu’ils gênent, ils existent. Comme le dit un sage que je connais bien : « si t’as pas le respect, t’as au moins la crainte ». Et faute de renverser la machine cher Ulysse, laissez-nous nous remettre sans cesse à l’ouvrage et alimenter le rêve lucide que tout n’est pas foutu.

« Faire des cabanes sans pour autant se contenter de peu, se résigner à une politica povera, s’accommoder de précarités de tous ordres et encore moins les enchanter – sans jouer aux nomades ou aux démunis quand justement on ne l’est pas.  Mais pour braver ces précarités, leur opposer des conduite et des convictions. Des cabanes qui ne sauraient soigner réparer ou réparer la violence faites aux vies, mais qui la signalent, l’accusent et y répliquent en réclamant très matériellement un autre monde, qu’elles appellent à elles et que déjà elles prouvent. Faire des cabanes sans forcément tenir à sa cabane – tenir à sa fragilité ou la rêver en dur, éternisable-, mais pour élargir les formes de vies à considérer . Retenter avec elles des liens, des côtoiements, des médiations, des nouages.  Faire des cabanes pour relancer l’imagination, élargir la zone à défendre, car «de la ZAD», c’est-à-dire de la tenir en vie, il y en a un peu partout sur notre territoire.  »

Extrait- « Nos Cabanes » – Marielle Macé – Editions verdier

LA SOLUTION DE LA POESIE


Marielle Macé cite de nombreux poètes, de celles et ceux qui ont le génie de se mettre à l’écoute de ce qui ne parle pas, celleux qui savent donner à dire sans parler à la place, sans inventer une voix à ce qui n’en n’a pas. Elle nous dit qu’il faudrait s’appliquer à « entendre ce qui ne parle pas mais qui n’en pense pas moins », qu’il faudrait écouter la terre, la rivière, les choses de la nature… Qu’on pourrait par exemple, entendre qu’elles réclament qu’on les traite autrement, représenter les terres, les sols, les fleuves sur des scènes juridiques. Ça commence à exister, ce « Parlement des Vivants », en Inde, en Nouvelle-Zélande, au Brésil, des fleuves ont été dotés d’un statut qui en fait des entités vivantes en matière de droit. Pas besoin d’aller si loin d’ailleurs, y a qu’à jeter un oeil sur ce que font les copains du Morvan, dans une nouvelle association qui s’appelle « Chemin » :

L’association porte un projet-pilote de sauvegarde et régénération de la vie en Haut-Morvan. Il s’agit de :
– Soutenir les habitants du Morvan dans leurs efforts de sauvegarde et de régénération de leurs milieux de vie, par la mise en place de nouvelles manières de vivre ;
– Engager un processus d’expérimentation et de coopération territoriale inspirant, et appeler à essaimer, pour un futur viable et enviable qui implique toutes les espèces du vivant. Le projet est conçu dans la triple perspective d’aider à déverrouiller les systèmes productifs du territoire qui sont dans une impasse ;
de contribuer à revitaliser le collectif dans un contexte de « déprime territoriale » et de mettre en synergie toutes les bonnes volontés locales et extérieures qui manifestent l’envie de participer à cette ambition. Il s’appuie sur une dynamique créative et conviviale, propice à la prise en compte des vivants de toutes espèces ; appelant de nouvelles manières de penser la vie partagée d’un territoire, son économie, ses façons de faire politique, un nouveau statut pour les humains ; engendrant un laboratoire d’attraction territoriale qui a l’ambition d’être une ressource pour d’autres territoires proches ou lointains. »…

Statuts de l’association « CHEMIN »

Ils n’ont pas l’air de souhaiter un nouveau monde en marge, replié sur lui-même. C’est pas des hippies ou des militants anarchistes en lutte utopiste contre un grand tout impalpable.  Ce sont des gens qui ont décidé de ne pas se faire confisquer leur conception du monde et qui souhaitent la proposer dans des interstices du capitalisme certes, mais sans détourner le regard sur un système dont ils refusent d’être prisonniers. Ils proposent eux-aussi de faire la preuve qu’au milieu du désastre, il peut pousser des champignons, des herbes folles, que des humains peuvent vivre dans les ruines, que des chemins peuvent se tracer ou être défrichés, que des solutions viables restent à être inventées. Des poètes agriculteur·trices, chercheur·es, habitant·es, artistes… 

En cherchant d’autres exemples d’attention aux formes de vie sur le territoire où je vis, j’ai renconté moi aussi une noue, à quelques, kilomètres de chez moi, comme Marielle au début de «Nos Cabanes».  Une noue et des maires-poètes qui aménagent la co-habitation de leurs administrés, humains et non-humains : « Par arrêtés municipaux de Marmagne et d’Antully, la petite route permettant de joindre la RN 80 (axe Le Creusot-Autun) à la commune de Saint-Sernin est actuellement fermée à la circulation de 18 heures à 5 heures du matin entre l’étang de la Noue et la ferme de la Croix-Brenot. Une déviation a été mise en place. Une mesure destinée à protéger les 10 000 crapauds, grenouilles et tritons qui, chaque année entre février et avril, traversent la route durant la nuit pour aller se reproduire dans l’étang.».

Marielle Macé écoute souvent le chant des oiseaux. Ceux dont on se réjouissait qu’ils réapparaissent en mars 2020. Ceux qui nous procure de la joie, ceux qu’on attend et qui manquent parfois le rendez-vous du printemps, ceux qui tombent aussi… Ceux qui, quand ils se taisent convoquent notre attention au chant de l’Anthropocène. Marielle nous dit qu’il pleut des oiseaux sur la poésie contemporaine. Elle nous partage des pistes de lecture pour mieux entendre, mieux se relier avec cette nature qui fait signe, pour mieux prendre la mesure sonore et sémantique de la présence ou de la disparition de toutes les formes de vie qui nous entoure. Pas juste pour se donner bonne conscience, comme on installe une forêt de panneaux LED dans une ville (Le Bouscat), pour singer en photographie la présence des arbres et leur vouer un amour consommateur en guise de considération respectueuse et bienveillante. Pas juste non plus pour se plonger dans une contemplation esthétique ou une errance poétique. Mais parce que le futur se niche peut-être dans l’écoute collective, dans ces cabanes qui poussent et qui repoussent.


Et parce que « rien décidément ne nous oblige à vivre comme ça ».

Laëtitia Déchambenoit – Avril 2021
Illustration tête d’article : ©Klaus Walbrou

Pour aller plus loin :

Bernie Krause, bioacousticien : « 50% des sons de la nature ont disparu en 50 ans »

Climat du théâtre au temps des catastrophes – Penser et dépenser l’antropo-scène – Frédérique Aït-Touati et Béatrice Hamidi-kin

Écouter dans les ruines du capitalisme : enregistrements de terrain et formes de vie – Alexandre Galand