On n’hérite pas seulement de manière consciente ni personnelle d’ailleurs. La mémoire d’un territoire, son esprit, flottent parfois dans l’inconscient collectif des peuples. Alors que pourrait avoir à transmettre une commune aussi jeune et culturellement dépendante de l’exploitation que Montceau-les-Mines ?  N’est-ce que le caractère de ses habitants ? La contestation peut-elle s’hériter ? L’esprit de lutte irrigue-t-il les générations quelques soit leur statut social, leur âge, leur sexe, leur origine, leur obédience politique ? C’est pour répondre à ses multiples et complexes questions, que le réalisateur montcellien Benjamin Burtin a souhaité interroger celles et ceux qui peuplent cette ville. Syndicalistes, musicien-ne-s, élu-e-s ou simples citoyen-ne-s, toutes et tous livrent une relation intime avec leur territoire et leur engagement, lors d’entretiens tendres et subtils menés par l’ethnologue Caroline Darroux.



Retour d’expérience de Caroline Darroux

Je revois la photo de Corinne dans le journal. Décembre 2018. Elle lance un cahier de doléances au Bois du Verne. Elle portait un gilet jaune, l’article parlait d’un mouvement indépendant, en complément des Gilets Jaunes du Magny.
Plus d’un an s’est écoulé. On est au « Bouquin’ bar », l’air piquant d’un matin d’hiver, le ciel gris. Corinne et José nous accueillent, ils ont allumé le chauffage à l’avance et nous offrent un café. Ici on peut prendre un « café suspendu », un café pour quelqu’un d’autre, qui viendra plus tard, et qui n’a pas les moyens de se le payer. Ces matins-là, quand on a l’âme d’un chiffon mouillé, c’est vrai qu’un peu de chaleur et du café, ça ressemble au bonheur. Puis les graffs de la devanture ont gardé un peu du soleil de l’été…
Les premières minutes de nos mots mal réveillés disent leurs doutes, nous enveloppent de leur hospitalité, et allument ce qui les tient debout ce matin comme chaque matin : le livre pour chacun, la lutte contre les injustices, la fraternité coûte que coûte, malgré nos penchants pleins de contradictions et nos petites bassesses très humaines.
Je visite la caverne aux livres de la bouquinerie, un labyrinthe de romans, de recettes de cuisinières, de records de cyclistes, d’histoires d’animaux et de petites filles, les pensées d’un Pascal et les paillettes d’un Johnny. J’imagine ce qu’ils se racontent, tous ces personnages, quand la boutique est fermée, ça me donne une idée de ce que Corinne appelle « la culture ». Ça m’aide à voir à quoi ressemblerait le mélange des genres et la fin de l’assujettissement de la classe populaire.

Le film


On s’installe pour l’interview, et Corinne se demande pourquoi elle. Elle a lu le projet de documentaire sur la persistance de l’esprit de lutte, elle a apprécié mais elle n’a pas compris la notion « d’inconscient ». A vrai dire… moi non-plus. Je comprends à ma manière, Ben en a l’expérience, nous sommes là à la recherche de quelque-chose. Et nous cherchons ensemble ce matin. Alors, pour atténuer l’inquiétude, je lui demande de revenir au début, début de sa vie, début de son histoire, je lui dis que même si ça lui semble étrange de parler de ça, pour un film sur l’esprit de lutte à Montceau, ce n’est pas grave. On cherche.
Elle commence à dérouler le fil, je prends le bout et je tire doucement en ne quittant pas ses yeux, car je sais que c’est une épreuve de faire ça. Et avec une sorte de banalité ordinaire, elle nous emmène aux côtés des ouvriers de Libourne, au match de foot avec ses parents, l’espoir de la victoire du socialisme en 1981, puis les déceptions, Paris l’ambiguë, les Jeunesses communistes, les mouvements syndicaux. Elle n’arrête pas, elle se bat tout le temps, pour faire valoir des droits, pour faire la place à la culture populaire, pour casser les inégalités sociales.
« J’appartiens à plein d’endroits » nous dit-elle. Oui, ça nous sidère un peu d’ailleurs qu’elle se soit fait des « chez elle » partout comme ça… Nous, on est un peu exclusifs, on est de chez nous, et nulle part n’est plus beau…. Les gars du Montceau causent pas aux filles du Creusot… vous voyez ce que je veux dire!
Ce que je vois se dérouler devant moi, c’est cette persévérance que rien ne semble pouvoir entamer. Bien sûr il y a les épreuves de la vie, elle n’a pas été épargnée, bien sûr parfois ça s’endort quelques années pour s’occuper des enfants. Pourtant quelque-chose persévère au plus profond d’elle. Les mots lui manquent pour dire ce que c’est et pour dire pourquoi, mais ses yeux alors prennent le relais : ça ne peut pas être autrement, c’est sa vie même tout ça, les pulsations cardiaques et le sang qui circule. Le simple fait de devoir y mettre un mot, ça la met en état de révolte, c’est sa vie même, ça ne se laisse pas enfermer dans un mot, dans des discours.
On ne prend pas de distance avec ces choses-là sans risquer de les perdre.

L’entretien entre Corinne et Caroline Darroux


A son arrivée à Montceau, elle a senti l’urgence de ne pas rater quelque-chose, de choisir sa place. Elle croit, aujourd’hui, comme elle a toujours cru, à la révolution par le livre.
La misère est une compagne qui n’empêche pas d’être heureux. Elle croit à une autre richesse : la puissance de l’imagination, la curiosité, la diversité des émotions. Chaque livre devenu accessible à quelqu’un, chaque troc où le grand auteur de littérature vaut la recette de la soupe aux cailloux, chaque pensée humaine emportée avec soi, chaque moment de passion transmis à un autre, est un pas de plus. Pourvu qu’il y ait une contamination sans fin.
Rêve opiniâtre au quotidien en cours de réalisation !
On comprend finalement que tout le reste n’est que la stricte continuité : l’engagement à la capitainerie de Montceau le 17 novembre 2018, l’appel pour le Black Friday populaire le 23 novembre, la mise en place des puces populaires au Bois-du-Verne, le cahier de doléances…
Ni les menaces de la police ni celles des grandes surfaces, ni les divergences entre groupes militants ou opinions politiques n’y feront rien.
C’est ce que veut dire le mot « indépendance » dans sa bouche. Vous n’y pourrez rien. Parce que ce sont ses pulsations cardiaques et le sang qui s’écoule. Parce que c’est sa vie même. Parce que la révolution opiniâtre du quotidien a commencé depuis sa naissance, que ces choses prennent du temps, et que malgré les déceptions immenses, elle la voit avancer, petit pas par petit pas.
Au-delà de ce qui persiste malgré nous dans un esprit collectif qui nous fabrique, il y a cette force de persévérance qui nous fait « faire », qui nous fait nous lever un à un et ensemble. La force de ceux qui tiennent leurs rêves à bout de bras.



Pour suivre les activités de Corinne c’est ici

Le programme FIGURES, à la recherche de la persistance de l’esprit de lutte est soutenu par le Ministère de la Culture – DRAC Bourgogne-Franche-Comté