À l’heure où sort en version numérique son Tribute to Blade Runner, il fallait bien que quelqu’un mette à l’épreuve les capacités empathiques du droïde montcellien. Vérifier si les câbles sont bien branchés, s’il est capable de sortir de son laboratoire rejoindre ses pairs le temps de répondre à quelques questions. Christophe Leusiau nous parle de cinéma, de politique à sa façon, mais surtout de musique… Forcément…
I like the sound you make when you shut up – Dans l’antre du droïde

On va commencer classiquement. Présente-toi, présente-nous ta musique. Depuis combien de temps tu en fait ? Comment as-tu débuté ? Qu’est-ce qui t’as influencé ?

Mon coté féminin refuse de donner son âge. Tu feras le calcul. Je suis issu d’une famille d’origine ouvrière, et même minière du coté de ma grand mère. J’en suis fier, et ceux qui connaissent ça le sont également, pour tout ce que ça signifie.
Je ne me considère pas comme un « musicien ». Si j’ai eu un parcours d’apprentissage classique de la musique en passant par le solfège (1982) et l’orgue (1986), je me suis rendu compte rapidement que je ne serai pas interprète. C’était comme de regarder un livre au lieu de regarder par la fenêtre.
Et puis j’écoutais Jean-Michel Jarre, Vangelis, Tangerine Dream, Kraftwerk… Alors j’ai glissé de l’orgue vers le synthétiseur et la musique assistée par ordinateur vers 1990, et je me suis mis à composer.
Cela fait 30 ans maintenant. Je suis passé par différents projets, de l’ambient à l’industriel, puis à la musique à l’image. Je suis nostalgique alors j’ai gardé mon vieil Atari STE mais en déco, et même mon premier mange disque orange Lansay, vestige de mes premiers frissons. Un objet d’une autre époque, de quoi interroger la jeune génération…

J’ambitionne de raconter quelque chose qui mettent les mots en échec.

Christophe Leusiau

Parle-nous de ta façon de faire de la musique. Que veux-tu raconter ?

Globalement, je suis quelqu’un de très intuitif y compris dans la vie quotidienne. Pour ne pas tourner en rond, j’essaye de remettre en question mes automatismes.
En matière d’écriture musicale, à chaque note jouée, j’essaye d’être ouvert aux possibilités qui se présentent pour la suivante, de ne pas m’enfermer dans un schéma pré-établi. J’ambitionne de raconter quelque chose qui mettent les mots en échec.
La musique, comme d’autres arts a le pouvoir de s’adresser à un autre niveau de conscience où le langage est un peu largué. À vouloir l’exprimer, on en perd de la substance. D’autres arts y parviennent très bien aussi, comme la peinture, la photographie.

Comment vient l’inspiration ?

J’aime bien simplement poser les doigts sur les touches du clavier sans regarder. Parfois, le hasard produit une association harmonique inattendue.
Mon ancien professeur, Boris Petrov, disait « hasard n’existe pas ». Le mysticisme qui entoure cette affirmation me plait bien. Force est de reconnaître que l’inspiration est parfois fugace. En une fraction de seconde on a définitivement perdu ce qu’elle voulait nous donner, et dans ces moments là, je regrette de ne pas avoir enclenché l’enregistrement. Et puis parfois elle nous laisse la temporalité pour la saisir. Comme par un effet de précédence, j’entend la note à jouer dans ma tête. C’est très agréable quand tu as le sentiment d’être juste instrumentalisé par la musique elle même.
Est-ce que l’inspiration existe ? Ce n’est peut-être qu’une réponse automatique formatée par tout ce que l’on a écouté et absorbé…

C’est très agréable quand tu as le sentiment d’être juste instrumentalisé par la musique elle même.

Christophe leusiau

Et comment tu travailles ?

Je travaille par projet à thème (un album, ou un EP) que je développe en parallèle. Je suis généralement sur plusieurs projets en même temps et je vais classer mes productions dans l’un ou l’autre en fonction de sa compatibilité avec le reste.
Quand je commence, je vais généralement constituer une palette, comme le ferait un peintre, en choisissant des sons et des timbres qui m’inspirent un point de départ : par exemple un violoncelle et un piano acoustique si c’est mon humeur. Et j’enrichi la palette suivant ce que le morceau qui est en train de prendre vie me demande.
Mes plus grandes satisfactions sont les œuvres dont je ne parviens pas à m’expliquer le processus d’écriture après coup, comme si je n’avais pas réfléchi.

Musique concrète, électro acoustique, piano, électro, ambient. Qu’est ce que tu préfères ? Est-ce la même démarche ?

La démarche dépend de celui qui met un pied devant l’autre !
Isolément, chaque style peut correspondre à une humeur. Mais je ne vois rien d’incompatible à réunir tout cela dans une même production. C’est comme en cuisine, on peut heureusement inventer de nouvelles recettes, et le savoir doser peut créer de belles surprises.

Murcof et Vanessa Williams
Autechre, Feed1
Ryoji Ikeda

Tu fais aussi de la musique à l’image et tu composes pour des spectacles de danse. En quoi est-ce différent et comment procèdes-tu ?

Ce sont deux exercices très différents.
La musique à l’image a pour but d’unifier deux sens : la vue et l’ouïe. Aussi, on va chercher une sorte de symbiose et d’alchimie. On sait quand on l’atteint car cela semble tout d’un coup vivant. On cherche donc une cohésion en se basant sur le rythme du montage ou des effets visuels que l’on choisit de souligner ou pas, mais également sur l’atmosphère, la lumière et la thématique qui donnent des pistes d’écritures mélodiques et harmoniques. Je vais beaucoup travailler par exemple avec « Massive » de Native Instruments pour de la musique à l’image type pub ou film institutionnel, alors que pour une musique de film, je vais aller vers des sonorités acoustiques de cordes frottées et frappées.
Pour la danse, la démarche est toute autre. Je ne pars pas de l’image car elle n’existe pas encore. Avec Nathalie Mondé (de la compagnie Tocade), nous commençons par discuter du thème global de la pièce chorégraphique, et je prends des notes sur les intentions des différentes parties qu’elle a imaginé, leur densité en terme de nombre de danseurs etc… Je m’efforce ensuite de traduire tout ça en musique, en proposant des vitesses différentes, des moments faibles en intensité, d’autres plus soutenus, etc… Je décompose mon travail en séquences et je travaille souvent dans le désordre, suivant mon inspiration. Et après c’est une partie de ping pong, la danse qu’ils construisent me demande des modifications, je repropose et on avance comme ça dans l’échange jusqu’à la fin.

Au travail

Tu sors donc un Tribute to Blade Runner. Pourquoi ? Qu’est ce que ce film pour toi ? Qu’as tu pensé du 2049 ?

Oulah, vaste question. Heureusement qu’on est confiné.
Bon, j’ai découvert le film de Ridley Scott et la musique de Vangelis sensiblement à la même période, vers l’âge de 13 ans. Vangelis venait de sortir Thèmes, en 1989, qui comprenait pour la première fois des musiques de Blade runner. Le mastering était fabuleux, je l’ai usée cette cassette. Sa musique m’a vraiment chamboulé. C’était principalement son lyrisme et la couleur de ses sons, cette même palette sonore utilisée pour Blade runner. Vangelis avait constitué de manière électronique les registres d’un orchestre symphonique : le VP 330 pour les cordes/voix, le CS80 pour le cor, le Rhodes pour le piano, tout ça enveloppé dans l’espace acoustique virtuel d’une Lexicon 200. Je simplifie mais c’est vraiment le noyau, et je me suis basé dessus pour mon tribute.
J’ai découvert Blade runner à la télévision un dimanche soir. Dès la séquence d’ouverture avec le plan au dessus du « hades » de Los Angeles, je suis resté figé d’émerveillement. C’est un des derniers films de SF à produire des images et des effets visuels en combinant modélisme, fumée et optique de caméra, en faisant des plans en plusieurs passes et en trichant sur les perspectives pour donner l’illusion d’immensité. Du grand art. Le « final cut » ressorti en 2007 est tout simplement extraordinaire visuellement. Je me le regarde de temps en temps, c’est comme mon chez moi. Je cherche pas trop à vouloir savoir pourquoi ce film a eu cet impact durable sur moi. Je pense que c’est parce qu’il est d’une richesse et d’une beauté rare, entre les décors, la musique, les personnages et ce questionnement sur l’identité…
En comparaison, 2049 m’a laissé sur ma faim. Très beau visuellement et troublant par moment, mais froid. J’espérais retrouver cette balance entre émerveillement et angoisse qui caractérise l’original. Mais non, on est dans une dystopie accentuée et si c’est légitime par l’histoire, il me manque de l’épique.
De fait, la bande son suit, et ne prend hélas aucun risque. J’aurais tellement voulu entendre ce que Johannsson en aurait fait (il était au départ sur l’écriture).
Quand on s’intéresse à l’histoire de la production du film de 1982, on découvre que ça a été difficile, et que le film n’a pas été très bien accueilli à l’époque. Beaucoup de tensions à différents niveaux et j’imagine que ça n’a pas aidé la sortie de la bande originale dans de bonnes conditions. Il y avait eu un premier disque officiel du soundtrack de Vangelis, interprété par… The New American Orchestra… ?? Le soundtrack est sorti partiellement en 1994 avec le « Director’s cut », et à nouveau en 2007 avec un disque bonus qui par contre est superbe. Mais on a jamais eu droit à tout le soundtrack.
Pour moi, c’est comme si la porte était restée ouverte et j’ai eu envie de rentrer. Pas pour recréer la matière originale, mais pour avoir plaisir à utiliser la même palette de base. C’est en toute humilité, une façon pour moi de m’incliner devant l’oeuvre originale.

Il faut se laisser organiser par la musique

Vangelis

Dis nous tout sur la musique de Vangelis.

Vangelis m’a profondément imprégné avec des morceaux comme ceux de Blade runner, mais aussi le thème de Mutiny of the Bounty, l’album China, et des titres par ci par là moins abordables comme Main Sequence qu’on trouve sur Albedo 0,39 et qui pour moi aurait pu être un point de départ de tout un style : un genre de Jazz électronique « retro-futur », enfin j’adore.
J’ai suivi beaucoup d’interviews de lui pour comprendre que ses morceaux les plus commerciaux, et pas les plus intéressants bien sûr, lui ont permis de gagner suffisamment d’argent pour acquérir le matériel qui lui permettrait de faire des choses comme Blade runner. Il a une approche très ancrée dans le présent derrière ses machines, passant des heures à jouer parce qu’il considère qu’il faut être disponible quand le message arrive. Il disait dans une interview « il faut se laisser organiser par la musique », ça m’a marqué.

Trailer de Blade Runner, 1982/2007

En quoi la théorie politique développée par le film et l’univers cyberpunk résonne ou a résonné pour toi à une époque ?

De cet univers dystopique, il ne semble subsister que le commerce et une économie basée sur le contrôle que permettent la production de Réplicants. Ils sont là pour tout un tas de sales besognes et le film débute par leur rébellion. À y réfléchir deux secondes, les Réplicants sont un peu notre métaphore, des produits de cette société basée sur le contrôle…


Labels, façons de produire, diffusion, émotions transmises. Peut-on faire de la musique instrumentale engagée ?

Bien sûr, d’une manière différente je pense, puisqu’on dirige moins la conscience qu’avec les mots d’un texte. Le plus simple dès lors que l’on souhaite défendre une cause, c’est de s’y rallier par exemple par le biais d’un disque regroupant différents artistes et dont les profits soutiendront telle ou telle association. Je l’ai fais par exemple par le passé pour la PETA.

La musique électronique est une démarche d’explorateur.

Christophe Leusiau

La musique électronique est partout dans tous les autres styles, mais semble en même temps protégée de la folie consumériste de culture.
Y’a t-il un mouvement électronique plus « pure », réservé ou élitiste comme on l’a avec le classique ?

Je ne suis pas un fin observateur du monde, ni un musicologue, mais je crois que de tous temps, il y a eu des artistes inspirés pour être au point de départ d’un genre tout aussi marginal soit-il, et des gens pour en décliner l’essence vers des produits plus abordables. Si le classique paraît élitiste, c’est parce que les gens le veulent. Heureusement, on rencontre parfois des musiciens confirmés qui savent le partager simplement, et c’est un vrai bonheur.
Alors oui, tu trouves l’outil de production électronique y compris dans les styles qui ne se disent pas « électronique ». Je pense qu’il est important de distinguer l’outil de la démarche.

Phaedra, Tangerine Dream

La « musique électronique » est une démarche d’explorateur. Regarde Phaedra, disque culte de Tangerine Dream, quand c’est sorti en 1974, en France le grand public écoutait Le téléphone pleure de Claude François. Je me dis que ce public voyait Phaedra soit comme de l’élitisme, soit comme de la musique de junkie. Phaedra a pourtant influencé toute une génération d’artistes électroniques, Jean-Michel Jarre y compris.
Je pense que cette envie d’explorer est contagieuse. Elle a fini par déteindre sur toute une génération de musiciens classiques. On trouve des ponts entre les genres, et c’est absolument génial. Je pense notamment à Murcof, artiste électronique mexicain, qui a travaillé avec la pianiste classique Vanessa Williams sur un album de reprise de morceaux contemporains Statea. Je pense aussi à Lightwave dont le Bleue comme une orange est un petit bijou mélangeant machines et instruments acoustiques allant du piano, aux violons, en passant par la clarinette basse, la trompette ou le cor. Un de leur premiers albums Tycho Brahé en 1991 jouait déjà avec cette mixité en exploitant toute l’expressivité du violon.
Et puis il y a comme tu le dis des choses plus puristes, disons plus singulières, je n’aime pas le mot élitiste. Je trouve qu’il évoque une porte close.
Dans la musique électronique, Autechre est par exemple une légende vivante incontournable, mais pas évidente à aborder depuis quelques années. Ryoji Ikeda, artiste japonais, est également pour moi, une référence en matière d’identité sonore, mais pas facile d’accès non plus. Il fait de la musique… quantique !
Sa démarche inclue projection vidéo, mise en lumière d’endroits publics, c’est un artiste complet et pour moi un authentique génie.
Je pourrais t’en citer plein.
Le label anglais Touch compte un grand nombre d’artistes qui sont de véritables explorateurs entre musique électro-acoustique et musique concrète. Certains assez connus, comme Biosphere, Fennesz ou Hildur Gudnadottir. D’autres plus discrets, comme Yann Novak ou encore Jana Winderen, dont les albums sont des mixages de prises de son d’ambiances et d’insectes en milieu extrême….
En ce moment j’écoute beaucoup un album de Michel Redolfi qui s’appelle Vox in vitro, parut chez Signature (Radio France). Un mélange de musique concrète, électro-acoustique et de texte magnifiquement interprété par Michael Lonsdale, avec ce timbre de voix incroyable et une prise de son d’une définition à tomber par terre.
Pour moi, il n’y a pas d’élitisme dès lors que tu es curieux et ouvert d’esprit.

Michel Redolfi, album Vox in Vitro

C’est quoi être compositeur à Montceau les Mines ? N’as tu pas envie de te professionnaliser, de voir plus grand ?

À Montceau les Mines ou ailleurs, ça risque de ressembler, de toutes façons, à une pièce avec un peu de matériel et du courant électrique !
J’ai l’avantage d’être dans une maison, ce qui me permet une certaine liberté sur le niveau sonore. Ensuite j’ai monté mon statut de compositeur, ce qui me permet de travailler avec tout ceux qui le désirent, en toute légalité.
Voir plus grand demande du temps, et déjà je m’estime extrêmement chanceux que ma famille comprenne et accepte ma dépendance, car j’y passe des heures.

Tu es plutôt discret, A qui s’adresse ta musique ?

Je suis un rat de laboratoire. Je sors pour grignoter.
Le processus de création, c’est tout ce qui m’intéresse, et dans ses différentes phases. Partir de rien, et arriver à une matière qui émet quelque chose.
Ma musique s’adresse en tout premier à moi, je dois vouloir l’écouter ensuite comme n’importe quel auditeur. Mais l’interpréter live ne m’intéresse pas spécialement.
Je t’ai dit, je ne suis pas un musicien. Vois moi comme un écrivain, qui par définition ne monte pas sur scène interpréter son livre. Comme lui dans les pages, je veux figer mon histoire dans un enregistrement et passer à une autre histoire.

Au café

C’est quoi la suite ? Qu’est ce qu’on peut te souhaiter, pour ta musique ou pour le reste ?

J’ai deux singles en préparation Curiosity et Lines qui devraient sortir très vite normalement.
Travailler sur ce tribute m’a ouvert les chakras, donc le plus dur va être de trier toutes les idées qui se présentent maintenant.
Mais dans la vie on avance pas tout seul, les rencontres, l’échange, le partage sont vitaux. Ce tribute n’aurait pas existé sans le soutien qui m’est parvenu de followers sur Soundcloud quand j’ai partagé Thinking about her il y a cinq ans environ, morceau qui continue de toucher d’autres gens à travers le réseau.
Je crois en cet internet qui relie les gens, et il faut continuer à y croire même si c’est particulièrement difficile de penser l’avenir en ce moment.
Le contexte nous a rappelé la fragilité de notre condition humaine. Il nous a aussi montré la grandeur de ceux qui placent le respect de l’autre avant la peur et l’instinct de survie individuel. J’ai hâte de vivre dans l’après.

Pour suivre l’actualité de Christophe Leusiau :
https://www.facebook.com/christopheleusiaumusic
https://christopheleusiau.bandcamp.com
https://soundcloud.com/christophe-leusiau

Pour en savoir plus sur Blade Runner :
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